vendredi 26 octobre 2007

Elections législatives en Grande Bretagne


Il s’appelle Shahid, elle s’appelle Sayeeda. Il est musulman ; elle aussi. Elle est issue d’une famille d’origine pakistanaise ; lui aussi. Ils sont ambitieux, brillants, passionnés de politique.

Lundi 12 Septembre 2007

Le 5 mai, lors des élections législatives, l’un des deux deviendra, presque à coup sûr, député de la circonscription de Dewsbury, petite ville du West Yorkshire.

Shahid Malik (g) et Sayeeda Warsi (d).
à un quart d’heure de train de Leeds, dans le centre de l’Angleterre. Leur rivalité a quelque chose d’emblématique. Shahid Malik, 37 ans, homme d’appareil et de terrain, a fait ses classes au sein du Parti travailliste. Il est un pur produit du "New" Labour de Tony Blair. Sayeeda Warsi, 33 ans, avocate, porte pour sa part les couleurs du Parti conservateur. Mieux : elle est la première musulmane candidate à la Chambre des communes dans la longue histoire des tories. A Dewsbury, ancienne cité textile comme tant d’autres villes au cœur de l’Angleterre, près d’un électeur sur quatre est musulman. Dans les années 1950 et 1960, les patrons des filatures, en quête de main-d’œuvre étrangère, recrutèrent leurs ouvriers, au moyen de petites annonces, en Inde et surtout au Pakistan. La plupart de ces Asiatiques étaient musulmans. Ils ont travaillé dur, à la chaîne, loin de leur village natal. Certains y sont repartis. La grande majorité est restée. Shahid et Sayeeda sont les héritiers de cet exil.

L’histoire industrielle et humaine de Dewsbury s’inscrit dans son paysage. Les carcasses d’usine rappellent l’activité d’antan. Les familles asiatiques les moins fortunées vivent encore dans les petites maisons de brique occupées avant elles par d’autres immigrants, irlandais, polonais ou italiens. Alentour, on trouve des restaurants halal et des magasins de saris. Tout le monde se croise dans la petite gare victorienne. Non loin de là, une tombe légendaire abrite le corps de Robin des bois.
Le fait que deux musulmans aient été choisis, pour la première fois, par les deux grands partis britanniques pour défendre les intérêts d’une population en grande majorité non musulmane est, en soi, un signe des temps. Surtout pour le Parti conservateur, traditionnellement mal implanté chez les minorités ethniques. La Grande-Bretagne compte 1,6 million de musulmans ­ - soit 2,8 % de la population du royaume ­ - dont 1,1 million d’électeurs, sous-représentés au Parlement. Le Labour a deux députés musulmans ; les tories, aucun.

Dewsbury offre, de longue date, un siège sûr aux travaillistes. La députée sortante, Ann Taylor, qui prend sa retraite, disposait d’une confortable majorité de 7 500 voix. L’entrée en scène de Sayeeda accentuera une dispersion du vote musulman entre travaillistes, conservateurs et libéraux-démocrates - ­ le troisième parti du pays. Mais pas assez, espère Shahid, le candidat travailliste, pour mettre un terme au règne du Labour.

Très en retard à notre rendez-vous, comme tout politicien en campagne apparemment débordé ­ - mais il s’excuse gentiment ­-, Shahid Malik prend ensuite tout son temps pour expliquer son combat. Vêtu d’un élégant costume gris, il cultive les atouts du candidat moderne : pédagogue, attentif à son image. "Ecouter Dewsbury" , proclame son slogan. Une guirlande de photos de lui orne les quatre pages de sa profession de foi. Sur l’un de ces clichés, il apparaît avec le ministre des finances, Gordon Brown ; sur un autre, au côté du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan.
Shahid est un fonceur. Né à Burnley, autre ville ouvrière, dans une famille très pauvre, il a suivi l’exemple de son père, devenu, à force de volonté d’apprendre, proviseur d’un lycée. Pour financer ses études universitaires ­ - section"business" ­ - à Londres et à Durham, il enchaîne de longues journées d’usine et fait la plonge dans les restaurants. L’arrivée du Labour au pouvoir, en 1997, lui permet de mener une carrière administrative éclectique. Il s’occupe tour à tour d’éducation, d’apprentissage, de rénovation urbaine, et même de l’Irlande du Nord, où il conseille pendant trois ans et demi la ministre chargée de la province.

En 2000, lors des émeutes raciales de Burnley, on lui demande d’être médiateur entre la foule et les forces de l’ordre. Pris dans une échauffourée, il est violemment frappé par la police, qui lui présentera des excuses officielles. Il en garde une cicatrice au front. Membre de la Commission pour l’égalité raciale, il représente aujourd’hui les minorités ethniques au sein d’un prestigieux comité de politique économique mis en place par Gordon Brown.
Shahid Malik veut "moderniser" la politique, et d’abord chez les siens, au risque de bousculer les vieilles habitudes héritées du lointain Pakistan. Il fustige le clanisme, l’incompétence, le manque de professionnalisme des représentants de sa communauté. "Trop d’élus locaux, observe-t-il, ne parlent pas assez bien l’anglais. Comment voulez-vous qu’ils défendent efficacement leurs électeurs, et qu’ils communiquent bien avec le reste de la population ?"

Shahid rêve d’un personnel politique rajeuni, compétent et ouvert : "Les musulmans vivent une vie parallèle à celle de la majorité des habitants. Il n’y a pas de liens entre ces deux communautés. Les élus sont trop vieux. Savez-vous qu’en Grande-Bretagne, la moyenne d’âge d’un élu local est de 59 ans ?" Il déplore l’apathie citoyenne, l’indifférence des jeunes envers la vie publique, le cynisme de certains médias. Toutes choses dont la classe politique est, juge-t-il, collectivement responsable. Ce scrupule rénovateur ne tourmente pas son adversaire, Sayeeda Warsi. "Je suis une conservatrice par nature" , dit-elle fièrement. Du moins en politique, et pour ce qui concerne sa morale personnelle. Pour le reste, elle a tout d’une jeune femme à la page, bien dans sa peau et sans souci d’argent. Au volant de sa BMW, elle répond brièvement aux appels qui font tinter son portable. Arrivée chez elle, elle pose son minisac à main de cuir mordoré, enlève sa casquette très mode, ôte négligemment ses talons hauts et monte à l’étage, pieds nus, chercher un comprimé contre la migraine : "Faire une campagne électorale, c’est amusant et épuisant. C’est comme attendre un enfant, lorsqu’au bout de huit mois, on se dit : pourvu que cela finisse !"
Avocate formée à Leeds et à York, engagée tôt en politique comme responsable étudiante, Sayeeda débite ses phrases à la vitesse d’une mitraillette. L’archaïsme de ses vues contraste avec la modernité de sa vie quotidienne. Elle montre une photo qui la représente avec son mari au Cachemire, avant de défendre le principe des "mariages arrangés" ­ - comme le sien -, ­ pratique encore courante dans sa communauté. "On fait beaucoup trop de cas, dit-elle, du coup de foudre, du choc amoureux reçu dans une boîte de nuit ou ailleurs. Il y a tant de mauvais choix, tant de divorces. Les parents, eux, connaissent leur enfant et savent trouver le partenaire qui lui convient."

Le sien, aujourd’hui homme d’affaires, Sayeeda l’a épousé à 19 ans, quatre ans après avoir fait sa connaissance. "Certains mariages arrangés sont d’horribles échecs, convient-elle, mais pas plus souvent que les autres. Tout est d’affaire d’individus. L’essentiel est d’avoir le choix et je l’ai eu. Ce qui m’importe, c’est de vivre avec quelqu’un qui partage ma foi." L’idée d’épouser un non-musulman ne l’a jamais effleurée. Sayeeda condamne pourtant les "mariages forcés" , une pratique sur laquelle elle a mené des recherches juridiques au Pakistan, et qui, à l’entendre, n’ont rien à voir avec les mariages "arrangés". Dans un pays où, selon une récente enquête du quotidien The Guardian, quatre membres des minorités ethniques sur dix ne se sentent pas "pleinement britanniques" , Shahid Malik et Sayeeda Warsi vantent, tous deux, leur identité britannique, voire anglaise. "Nous devons, souligne Shahid, nous réapproprier notre ’britannité’. Plus jeune, lors des matchs de rugby ou de cricket, je soutenais toujours les équipes adverses. Maintenant je suis à fond pour l’Angleterre."
Le 23 avril, pour célébrer la Saint-George, fête nationale anglaise, Sayeeda avait revêtu un sari aux couleurs de l’Union Jack, le drapeau britannique.

Shahid et Sayeeda ne font guère assaut d’amabilité mutuelle. Lui : "C’est une opportuniste qui s’est ralliée tardivement aux conservateurs." Elle : "C’est un hypocrite ! Il pratique le clanisme qu’il dénonce." Et la jeune femme d’ajouter, faussement surprise : "Mais pourquoi parle-t-il tant de moi ? Je préférerais qu’on débatte des vrais problèmes d’ici : le mauvais état de l’hôpital, la vie difficile des retraités, la menace de fermeture du poste de police. Je suis une fille de Dewsbury, moi. Je me soucie de l’avenir de ma ville." L’Irak les rapproche. Tous deux étaient, à titre personnel, contre la guerre, soutenue par leurs partis, et ils l’ont dit clairement. Sayeeda l’avait déclarée illégale. Elle n’a donc aucun mal à défendre la nouvelle ligne des conservateurs, qui estiment avoir été trompés : "Tony Blair nous a menti." "C’est un peu fort, rétorque Shahid. En mars 2003, seuls 15 députés tories ont voté contre la guerre !"

A cause de ce conflit, le Labour a perdu nombre de conseillers lors des élections locales de 2004, au profit des Libéraux démocrates, le seul parti antiguerre. A Dewsbury, le candidat"libdem" , Kingsley Hill, 66 ans, enseignant retraité, espère en tirer bénéfice. "Nous aurons plus de 25 % des suffrages" , assure-t-il. Shahid et Sayeeda s’opposent, bien sûr, à propos de l’immigration, thème qui a dominé la campagne. Favorable à une "immigration raisonnable" , Shahid dénonce "le jeu dangereux" des conservateurs qui, en jouant sur les peurs et les réflexes xénophobes, "risque d’attiser les tensions raciales" . Il défend le "système à points" des travaillistes, qui permet d’adapter les flux d’immigrants aux besoins de l’économie.

En bonne conservatrice, Sayeeda peste contre les ravages du "politiquement correct" : "C’est tout juste si on peut encore parler d’un tableau ’noir’, sans offenser personne, ou critiquer les abus du droit d’asile." Conseillère pour les questions raciales de Michael Howard, le chef des tories, elle dénonce le caractère "diabolique" d’un système qui fait attendre plusieurs années les demandeurs d’asile avant de statuer sur leur sort. L’immigration, c’est le cheval de bataille de David Exley, 41 ans, candidat du British National Party (BNP), la formation d’extrême droite dont tous ses rivaux craignent une percée le 5 mai. Electricien de profession, élu conseiller local en 2004, il habite un petit pavillon en quartier ouvrier "blanc" . Dans le salon où s’entassent les paquets de tracts, des amis l’aident à coller les étiquettes des adresses postales. "Le BNP, souligne-t-il, a déjà gagné en obligeant les autres partis à mettre l’immigration au centre de leurs débats. Nous, les chrétiens blancs, nous sommes traités en citoyens de seconde zone. Les politiciens locaux nous ont laissé tomber."
Sur l’immigration, le programme du BNP est aussi simpliste qu’illusoire : fermer les portes du royaume à tout nouvel arrivant, refuser tout demandeur d’asile. En quête de respectabilité, le BNP évite les provocations. "Nous ne faisons pas de porte-à-porte dans les quartiers asiatiques" , explique David Exley. Les tracts demandent pêle-mêle la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE, le retour des troupes d’Irak, la fin de "la promotion de l’homosexualité à l’école" .

"Les sympathisants du BNP sont rarement des racistes, assure Margaret Watson, journaliste au Dewsbury Reporter, l’hebdomadaire local. Mais ils sont amers, désorientés. Ils se sentent délaissés. Ils veulent marquer le coup, ils veulent qu’on les écoute." Mme Watson est l’âme du Dewsbury Reporter ; elle y a fait toute sa carrière. Appréciée et respectée de tous, elle œuvre au rapprochement entre les communautés. Mais, admet-elle, c’est une entreprise sans fin. "Accepter la culture de l’autre n’est pas facile, ajoute-t-elle. Beaucoup d’Asiatiques ne parlent jamais l’anglais entre eux. La séparation entre les sexes, l’absence de mariages mixtes et les interdits alimentaires liés à l’islam compliquent les contacts personnels et familiaux entre communautés".

C’est un constat que Shahid Malik ne renie pas : "Les électeurs blancs, tentés par le BNP, se croient mal aimés. Il faut se rapprocher d’eux sans leur faire de fausses promesses. Il faut leur donner de l’affection."