jeudi 13 décembre 2007

L’islam en Grande-Bretagne

L’islam en Grande-Bretagne par Jorgen Nielsen, islamologue, professeur à l’université de Birmingham et directeur du Centre for Study of Islam and Christian-muslim relations, aborde la question du pluralisme religieux britannique, notamment à travers les exemples du droit de vote et de l’éducation.
L’islam en Grande-Bretagne
Je vais d’abord faire un court survol de la situation des musulmans en Grande-Bretagne. Chez nous comme chez vous, il est impossible de donner des statistiques. On a, en avril 2001, effectué pour la première fois un recensement qui inclut la question de la religion mais on attend toujours les résultats. Les chercheurs qui produisent des statistiques prennent de grands risques. Un million et demi, deux millions sont les chiffres généralement cités. Cela relance aussi la question des définitions : qui est musulman ? Pour l’opinion publique, c’est plus une définition ethnique, qu’une définition religieuse.
Le pluralisme britannique
En Angleterre, l’image des minorités ethniques est très plurielle, peut-être la plus plurielle dans toute l’Europe. Nous avons des communautés très diverses, musulmanes, sikhs, bouddhistes, hindoues, juives… et des minorités ethniques qui sont d’origine chrétienne, comme les Jamaïcains. De ce fait, il est très difficile de mettre un trait d’égalité entre races et religions ou entre minorités ethniques et religions. Dans les communautés musulmanes, il y a un grand pluralisme ethnique. L’image publique de l’islam en Grande-Bretagne, c’est une image d’Asie du Sud : Indiens, Pakistanais, Bangladeshis… On estime que 60% de la population musulmane est originaire de cette zone, alors que 40 % restants sont, chypriotes turcs, malaisiens, africains d’est et d’ouest, etc. Ce pourcentage dépend aussi des régions et les différentes ethnies se répartissent de manière différente selon que l’on est à Londres, dans des grandes villes comme Birmingham, Manchester ou Glasgow ou enfin dans des petites villes comme Bradford, Blàckbùrn, Oldham, Bristol… La situation économique est aussi très diverse selon la réussite dans l’éducation. Les gens originaires d’Inde – surtout Gudjerat – ont obtenu de grands succès dans l’éducation et donc dans l’économie, alors que ceux du Bengladesh ont stagné dans l’éducation et sont frappés par le chômage.
Depuis dix-douze ans, on assiste, comme dans le reste de l’Europe, à un changement de génération. L’événement symbolique de ce changement a été chez nous l’affaire Rushdie (1988) - en France, cela a été l’affaire des foulards. L’affaire Rushdie a marqué l’insertion dans la vie politique de la génération issue de l’immigration. Avant, la question de l’islam ne figurait pas dans le débat public. Le deuxième thème c’est précisément la question des réactions des institutions à l’entrée des musulmans dans l’espace public. (Voir communications – en anglais -). Pour le comprendre, il faut revenir sur l’histoire institutionnelle de la Grande-Bretagne, les rapports entre religion et espace public. Au moment où en Europe, dans le traité de Westphalie (1648) on a institué le principe d’un Etat avec une seule religion, l’Angleterre s’engageait dans une autre direction. L’expérience de la Grande-Bretagne c’est celle d’un nationalisme pluriel anglais, gallois, écossais, irlandais… c’est l’expérience d’un multiculturalisme religieux. Après la Réforme en Angleterre, avec des grandes crises et des tensions, on avait développé une vie publique plurielle dans le domaine religieux. Si on compare les problèmes actuels – imaginaires ou autres – des rapports avec l’islam, et ceux des rapports depuis deux siècles avec les catholiques, on se rend compte que les seconds dont bien plus importants. L’Eglise catholique – avec les Irlandais – était considérée comme une cinquième colonne. C’est seulement ces cinquante dernières années que l’on a accepté les catholiques comme intégrés dans la vie sociale, culturelle et publique, surtout de l’Angleterre.
Cette expérience de pluralisme religieux et national, aide à l’heure actuelle : il s’agit seulement d’insérer une quinzième, seizième ou dix-septième communauté dans une société qui a toujours été plurielle. Si on se place dans une perspective historique, les défis de l’insertion de l’islam en Grande-Bretagne, sont moins importants. Bien sûr, cela ne fait pas de différence pour les musulmans individuels ou organisés qui souffrent de discriminations, mais cela nous donne une perspective.
Au plan institutionnel ou dans le débat public, c’est seulement depuis les années 1980 que la question de l’islam a joué un rôle. Jusque-là, les institutions traitaient des questions d’ethnicité et de racisme. La Commission officielle pour l’Egalité, par exemple, qui existe depuis les années 1970, n’accepte toujours pas une analyse sur la base de la religion. Cela a créé une tension entre la Commission et le gouvernement et entre la Commission et les communautés qui se définissent musulmanes, les sikhs, les bouddhistes… qui se définissent de plus en plus sur une base mixte, ethnique et religieuse.
Depuis les années 1980, se sont installées dans la vie publique, en dehors des institutions gouvernementales, des coopérations entre les organisations de foi, un réseau officiel entre des représentants des religions. D’un côté des catholiques, des anglicans, des protestants et de l’autre côté des zoroastriens et aussi des membres d’organisations locales représentant différentes religions locales. Ce réseau est maintenant accepté par le ministère comme la première source de référence lorsqu’il y a des questions politiques, sociales économiques et que l’on a besoin de consulter des responsables religieux. C’est durant le règne des conservateurs, avant 1997, qu’ont eu lieu les premières initiatives pour consulter les représentants religieux et qu’elles provenaient du ministère des affaires étrangères. Puis le gouvernement travailliste a accepté d’établir des consultations entre le ministère de l’intérieur et de l’éducation, et les organisations musulmanes. Au niveau des municipalités existe une très longue expérience de travail en collaboration avec les organisations locales représentant des communautés avec une identité religieuse – notamment dans les grandes villes comme Birmingham, Manchester, Leicester… Un autre développement très caractéristique de la Grande-Bretagne, et surtout de l’Angleterre, entamé ces dix dernières années et qui s’est poursuivi avec les Travaillistes, c’est le développement depuis la centralisation. Il y a 20 ans, on disait que le pays le plus centralisé en Europe était la France et le pays le plus décentralisé, la Grande-Bretagne. La situation s’est inversée. C’est un développement qui a été lancé par Margaret Thatcher et s’est poursuivi avec Tony Blair. Le pouvoir qui maintenant est donné aux gouvernements locaux est minimal.
Cela s’est reflété dans le développement des institutions musulmanes. Il y a 20-25 ans les organisations communautaires – musulmanes, hindoues, juives, etc. – ont eu de bons résultats dans cette coopération avec les institutions locales. On a créé en 1972 l’Union des organisations musulmanes de Grande-Bretagne et d’Irlande, une organisation parapluie, mais elle est restée sans influence, parce l’influence politique était locale. Depuis l’affaire Rushdie, se sont développées des organisations sur le plan national et elles ont gagné une influence et une efficacité qui étaient impensable auparavant. Maintenant on a le Conseil musulman de Grande-Bretagne, non officiel. Ce Conseil musulman britannique est enregistré surtout pour des motifs fiscaux. Il y a des élections mais qui sont un peu fictives. Néanmoins le Conseil a été accepté car il a de l’influence auprès des communautés musulmanes et auprès du gouvernement : on a changé des législations après des négociations avec le Conseil, par exemple, et après le 11 septembre, lorsque Tony Blair a voulu donner des signes publics positifs, il a invité son leadership et cela a été perçu par le public comme un signal positif du côté du premier ministre.
L’intégration par la citoyenneté
La Grande-Bretagne et la France diffèrent de la majorité des pays d’Europe parce que les musulmans y sont des citoyens. Bien sûr le concept de citoyenneté en Angleterre n’a pas la force idéologique qu’il a en France, cela signifie tout simplement en Angleterre la couleur du passeport que l’on possède. Le concept de citoyenneté n’est pas idéologique comme dans le reste de l’Europe ; ce n’est pas un problème si un citoyen a un passeport britannique et aussi un passeport américain, algérien, etc. Dans la loi, le concept de citoyenneté est une chose très nouvelle et apparaît depuis 1981 et l’acte de nationalité. Avant on parlait toujours de sujet de la monarchie. Ce concept ancien de sujet est la base de la naturalisation des citoyens du Commonwealth. L’immigrant d’origine du Commonwealth ne demande pas sa naturalisation mais son enregistrement comme citoyen britannique, comme sujet de la Reine. La plupart des immigrés, des années 1950, 1960 et 1970, sont devenus des sujets de la reine, ont pris le passeport britannique sans problème parce qu’ils étaient des sujets de la reine avec la citoyenneté indienne ou pakistanaise. Dès leur installation, ils ont le droit de vote et d’éligibilité dans les élections locales et nationales. Un citoyen indien en Grande-Bretagne à plus de droits politiques que quelqu’un avec un passeport européen. Cela donne la possibilité, et cela depuis le début, de participer à la vie politique.
La première génération l’a fait sur une base non confessionnelle (associations des travailleurs indiens, pakistanais…), et dans les années 1980 on a découvert une identification avec la religion et les conseillers élus – par exemple à Birmingham : des socialistes élus ont découvert qu’ils étaient aussi musulmans. Dans une ville comme Birmingham entre 10 et 15% de la population est d’origine musulmane et environ le même pourcentage des élus locaux est musulman. A Birmingham, il y a 6 mosquées et plus de cent salles de prières. La politique locale a changé parce que l’électorat l’a demandé. Avec la centralisation du gouvernement sur ces dernières années on a vécu le même développement sur le plan national. Enfin, je voudrais aborder les événements des deux trois dernières années. En 2001, il y a eu en Angleterre des émeutes dans les villes du nord – Bradford, Blàckbùrn, Oldham, - avec des batailles de rue. Il était très clair que c’était une stratégie planifiée du British National Parti (sorte de Front national, en plus petit) qui voulait manifester contre les minorités ethniques dans les quartiers où vivaient ces minorités. C’était une politique de provocation planifiée. Mais la question est de savoir pourquoi dans ces villes et pas d’autres ? La réponse est simple : ces villes du nord sont des villes duelles. La population de ces villes d’anciennes industries est en général sans travail, sans développement nouveau, avec une population blanche et une population – qui n’est pas minoritaire – asiatique et musulmane et souvent d’origine kashmiri. Il y a seulement ces deux populations : blanche sans travail et kashmiri sans travail. Dans ces villes le racisme devient anti-islamique. Le British National Parti a essayé de faire la même chose à Birmingham mais en collaboration avec les représentants communautaires, le gouvernement local et la police, il a été demandé au ministère de l’intérieur d’interdire ces manifestations et contre-manifestations et le gouvernement l’a accepté. A Birmingham ou à Londres on ne peut pas diviser les jeunes de cette façon parce que la composition ethnique est plurielle – y compris celle des blancs.
L’autre événement, est le 11 septembre 2001. La comparaison entre l’affaire Rushdie et le 11 septembre est très intéressant. Au moment de l’affaire Rushdie et de la guerre du Golfe, des débats publics ont eu lieu sur la loyauté et l’identité des musulmans : « les musulmans peuvent-ils être une cinquième colonne ? » Après le 11 septembre, et bien qu’on ait arrêté des jeunes musulmans qui ont travaillé avec Al-Qaida, le débat a évolué. Les questions posées sont celles de l’équilibre entre intégration, acceptation de la communauté musulmane et sécurité. La politique du gouvernement et des organes de sécurité est subtile. On cherche des terroristes – et il y en a en effet – mais la politique opérationnelle et officielle on distingue ces individus de l’ensemble de la communauté. C’est la grande différence entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Le gouvernement rejette la stigmatisation des musulmans et le ministre de l’intérieur, David Blunket, s’est prononcé contre la position des conservateurs qui demandent un alignement sur une politique américaine. Mais la question demeure de l’équilibre entre les demandes de sécurité les exigences de politique internationales, surtout la coopération avec les Etats-Unis, et les demandes de la paix communautaire au plan local.
Questions
1. Sur la langue. Est-ce qu’il y a beaucoup de citoyens anglais de confession musulmane qui ne parlent pas l’anglais ? Est-ce qu’il y a une politique linguistique d’enseignement des langues d’origine ?
2. L’enseignement des religions se fait-il dans les écoles ? Est-ce que ce sont des écoles communautaires ?
3. Comment s’est constitué le Muslim Council for Britain ? Vous n’abordez pas la question de l’émergence d’un islam britannique par rapport à des islams ancrés dans des communautés d’origine. Vous évoquez (dans votre document) la question de la plus grande flexibilité du droit britannique et le fait que le juge a un pouvoir d’appréciation beaucoup plus large qu’en France par rapport à la loi. Dans quelle mesure cela favorise-t-il une capacité d’accueil plus grande des musulmans (prise en compte de certaines préoccupations en matière de droit personnel par exemple). Inversement, dans quelle mesure ce pouvoir du juge ne va-t-il pas aboutir à une remise en cause du concept d’ordre public national ?
4. À propos de la distinction entre sujet et citoyen. En France aussi on a connu cette distinction pendant tout le temps où il y a eu un empire français, l’empire colonial. Dans le droit et dans les faits, il y avait un certain nombre de Français ou de personnes considérées comme françaises, par exemple en Algérie, qui étaient non citoyens français mais sujets français. Je ne suis pas sûr que cette distinction entre sujets et citoyens français ne pèse pas encore sur les mentalités. Dans l’empire britannique, l’hindou par exemple, qui pouvait être musulman, était sujet de la reine ou du roi, mais il avait un statut différent de celui de sujet britannique proprement dit. Quel était ce statut particulier ? Cela pèse-t-il encore là aussi sur les mentalités ?
5. Une question qui serait plus une demande de complément d’information d’ordre sociologique économique : sur les classes sociales chez les musulmans de Grande-Bretagne - à la City il y a beaucoup de musulmans et beaucoup de flux financiers musulmans internationaux. Et quels sont les liens entre les ressources financières provenant des ex-colonies et la situation des musulmans en Grande-Bretagne.
Réponse
La connaissance de l’anglais n’est pas une condition de citoyenneté, d’obtention du passeport britannique. La seule condition officielle est la loyauté à la reine. Dans l’immigration, il y a toujours beaucoup de grands-mères et de mères qui ne parlent pas ou peu anglais. Mais les jeunes apprennent l’anglais à l’école. Des communautés très importantes, comme à Birmingham, peuvent reconstruire des groupes autonomes, autosuffisants. Mais si on prend les communautés à Newcastle, par exemple, où existent de très nombreuses origines ethniques, ce n’est pas possible. Mon expérience avec des étudiants d’universités est que les jeunes issus de lieux où les communautés ne sont pas très importantes, parlent davantage l’anglais que dans les lieux où les communautés sont importantes. A Birmingham l’intégration culturelle et linguistique demande peut-être trois générations alors qu’à Newcastle ou dans des villes plus petites, il faut deux générations.
En ce qui concerne la politique linguistique, elle est désormais centralisée par le gouvernement national, mais appliquée localement par les écoles, au détriment des pouvoirs municipaux. On a dit aux directeurs d’écoles « vous avez votre budget et dans le cadre des politiques nationales vous faites comme vous voulez ». En même temps on a fait une politique nationale plus crédible et le résultat est qu’on a une politique très directive, très centralisé. Mais le pouvoir éducatif est entre les mains du directeur de l’école.
L’éducation religieuse est obligatoire dans toutes les écoles en Grande-Bretagne. C’est le résultat d’un accord informel entre les églises depuis 1944. Les églises en Angleterre étaient les premières responsables de l’éducation. La première politique nationale de l’éducation en Angleterre a été réalisée seulement en 1870. Au Danemark, c’était en 1815. Dans les premières décennies après 1870, l’éducation nationale, l’éducation officielle de l’Etat était très faible. La plupart des écoles étaient des écoles des églises anglicane, catholique et on trouvait une douzaine d’écoles juives. En 1944, les églises n’avaient pas encore de finances et il y a eu cet accord avec l’Etat : l’Etat prend en charge les écoles mais en échange, protège toujours une éducation religieuse qui est décidée au plan local. Le curriculum de l’éducation religieuse est fait dans un processus de coopération, de consultation entre les enseignants, le gouvernement local et les représentants des religions. Un élève qui ne veut pas suivre l’enseignement religieux ou un enseignant qui ne veut pas donner un cours d’enseignement religieux peuvent s’abstenir.
Puisque le curriculum est décidé dans un processus de consultation avec les autorités locales, quand la communauté locale change le curriculum change. Depuis les années 1970, l’éducation inclut la chrétienté, l’islam, le judaïsme et les autres religions. C’est une éducation plurielle. On a maintenant la possibilité, pour une école où l’une ou l’autre des religions est majoritaire, de décider légalement que dans cette école on peut donner une éducation religieuse majoritairement musulmane, par exemple, avec une instruction pour la chrétienté en tant que religion minoritaire. Depuis 1970, la formation des enseignants a changé aussi. Ils reçoivent une éducation pluraliste et enseignent plusieurs religions. Il y a maintenant des dizaines de femmes voilées qui enseignent le pluralisme des religions dans l’école britannique.
Le Muslim Council of Britain s’est auto-constitué, à la suite de la campagne Rushdie. Le précurseur en était le U.K. Action Committee on Islamic Affairs. On dit que le MCB est une organisation proche de la Jamaya islamia, mais je crois que c’est une composition plus large.
Ya-t-il un islam britannique ? Non. Des islams britanniques. Par exemple que faire du Hizb al-Tarir, un mouvement extrémiste, qui refuse l’intégration officiellement, mais en même temps participe au débat politique ? C’est une forme britannique de l’islam. Il y a une forme d’intégration, même de ce type de parti, On le voit manifester non seulement sur la politique extérieure mais aussi sur des sujets de politique intérieure. Il y a aussi l’Islamic Foundation qui a une participation très vivante des femmes, des jeunes, des programmes politiques et des projets en coopération avec des institutions chrétiennes et non musulmanes.
Concernant la loi, les traditions légales de la Grande-Bretagne sont très intéressantes et donnent des possibilités d’insertion et de pluralisme culturel. Les juges rendent des jugements flexibles toujours en référence aux spécificités culturelles d’un individu, d’une famille ou d’une communauté. Si cette spécificité culturelle inclut une spécificité religieuse, cela fonctionne aussi. Mais le premier critère est le pluralisme culturel. C’est aussi comme cela dans le domaine de l’éducation. En anglais, on dit « Les gens sont différents. Si vous les traitez de la même façon, ils ne sont pas traités égalitairement. » Les spécificité culturelles sont un facteur déterminant surtout dans les affaires familiales. Est-ce que cela menace l’unité de l’ordre public ? La réponse britannique est une affaire de négociation, de pratique. Il y a une frontière mais elle n’est pas précisée, elle est grande, grise et en mouvement.
Citoyenneté/sujet, l’exemple indien. On parle des membres élus du Parlement d’origine asiatique ou noire, des minorités ethniques dans le Parlement aujourd’hui mais ce n’est pas une chose nouvelle. Durant le règne de Victoria, le premier membre du parti communiste était un indien, élu comme communiste avec un passeport indien mais pas britannique. En Inde, un Indien était sujet de la loi indienne qui, dans les affaires familiales, était communautaire. Il y avait une loi familiale hindoue, une loi familiale musulmane mais pour les autres affaires, il y avait une loi indienne. Mais s’il émigrait en Angleterre, il était sujet de la loi britannique sauf dans les affaires familiales. Mais c’est aussi le cas en France. C’est la loi internationale privée. C’est aussi une des différences entre la Grande-Bretagne et l’Europe, la base de la loi internationale privée ici et en Europe, c’est la nationalité : étranger/français. En Grande-Bretagne, c’est une question de domicile.
Les finances islamiques. Les financements des activités des communautés musulmanes diffèrent énormément. Par exemple, à Birmingham, on a la mosquée Saddam Hussein, fondée par une communauté d’origine indienne, gùdjeràti, qui a une très étroite coopération avec l’église anglicane voisine puis qui a trouvé un financement d’origine irakienne. Il a fallu presque dix ans pour achever sa réalisation. D’autres mosquées sont financées par l’Arabie saoudite ou par les communautés. Il y a des commerçants, des entrepreneurs d’origine musulmane qui prennent en charge le financement des activités des communautés. Il y a par exemple la mosquée Centrale à Londres, à Regents Park, financée par un Conseil qui inclut les ambassadeurs des pays musulmans. C’est très politisé, il y a toujours des rivalités entre les ambassadeurs et tout est affaire de négociations politiques mais ils arrivent à s’entendre.
En revanche, il n’y a pas de financement public des édifices ou activités religieuses. Mais on distingue entre activités religieuses et les activités socioculturelles. La mosquée de Birmingham, par exemple, a des facilités pour les activités socioculturelles et là on peut trouver des financements publics. Pour les déductions fiscales, si l’on est enregistré comme activité caritative, il y a des avantages fiscaux et des réductions d’impôt. Ce n’est pas un droit, c’est une négociation. Il n’y a pas une législation générale. L’église anglicane et elle seule travaille sous régime spécifique en Angleterre, sous une autre législation au Pays de Galle et encore sous une autre en Ecosse. L’église catholique a sa législation spécifique dans les quatre pays du Royaume-Uni. Les grandes églises protestantes aussi. Mais les droits et les responsabilités qui sont issus de ces législations aussi diffèrent. L’église anglicane a des avantages historiques mais qui n’ont plus une grande importance. Les cathédrales aussi sont sous la responsabilité de l’église pas de l’Etat.
Questions
1. Le débat en Angleterre sur la question des discriminations a été pionnier. Aujourd’hui se sont-elles accentuées ? L’appartenance à la foi musulmane est-elle un élément aggravant ? Est-ce que dans la diversité des populations musulmanes qui sont venues en Grande-Bretagne, les intellectuels sont nombreux et est-ce qu’un certain nombre d’imams ont été formés en Grande-Bretagne ?
2. Vous avez dit que depuis le 11 septembre la politique du gouvernement a été de distinguer entre les individus et les communautés. Les médias ont-ils suivi ? Est-ce que l’évolution de l’Angleterre vers une plus grande centralisation a impliqué une certaine idéologisation et politisation des débats depuis une dizaine d’années ? Est-ce que cela s’est fait avec l’émergence publique de l’islam ? Est-ce que c’est concomitant avec le fait de poser la question en termes religieux ?
3. Un certain nombre de musulmans ont demandé au gouvernement britannique d’interdire le Hezb al-Tahrir , demande à laquelle il n’a pas répondu. Ainsi, on peut clairement et publiquement s’en prendre violemment à n’importe quelle autorité politique ou même légitimer le fait de pouvoir s’en prendre à quelqu’un comme Tony Blair ou John Major. Est-ce que cela est une intégration dans le champ politique ? Même s’ils ne sont que quelques dizaines, les médias parlent de façon disproportionnée des extrémistes. Or cette présence justifie la politique sécuritaire. Il y a deux thèses à l’intérieur des communautés musulmanes : il s’agit d’un jeu du gouvernement avec ces partis là pour justifier sa politique sécuritaire ; d’autres pensent qu’ils font partie du champ légitime et qu’il faut qu’ils puissent s’exprimer. En France, on dit souvent que l’Angleterre laisse parler les gens les plus radicaux et qu’elle serait ainsi une plaque tournante en Europe pour tous les mouvements radicaux. Qu’en pensez-vous ?
4. Comment expliquez-vous la contradiction apparente entre l’alignement de la Grande-Bretagne sur les Etats-Unis dans le combat contre le terrorisme et le fait que Londres soit devenu cette plaque centrale des mouvements radicaux. La plupart des attentats qui ont eu lieu en France montrent que les jeunes des quartiers qui y étaient impliqués sont passés par Londres. Et l’on considère que ces mouvements sont infiltrés par les services arabes ou d’autres. Quelle est la position de l’Angleterre ?
5. Sur les réactions de la société britannique et des médias. Même s’il y a de la part des autorités des précautions pour distinguer entre les individus et les communautés britanniques, est-ce qu’il n’y a pas dans la société britannique une suspicion ? Sur la représentation politique. Vous avez dit qu’il était opportun à certains moments de se souvenir qu’il y avait des musulmans pour des raisons électorales mais est-ce que cela induit quand même un mouvement de représentation électorale au niveau local ou national ?
6. Une des choses qui sont frappantes en Grande-Bretagne, c’est l’implication dans la vie locale des musulmans. Il y a des tas de villes en France où il y a plus de 15% de musulmans et où il n’y a pas de mosquée. Est-ce que cette différence est liée au droit de vote : dès l’arrivée en Grande-Bretagne pratiquement toutes ces personnes avaient le droit de vote et cela a créé une implication politique ou y a t-il d’autres raisons ?
Réponse
La question des discriminations racistes. Des gens et des chercheurs, et surtout les organisations musulmanes, cherchent s’il y a une distinction entre le racisme et l’islamophobie. C’est une question compliquée et il n’y a pas en Angleterre de loi contre la discrimination religieuse. Mais on a une loi contre la discrimination basée sur la race et l’ethnie. Elle n’existe pas en Irlande du Nord. On a des directives européennes sur les discriminations religieuses dans le travail qui seront appliquées en Angleterre dès décembre 2003. Des musulmans disent que chez les islamophobes il y a une discrimination contre les musulmans mais c’est l’expérience personnelle de la victime, c’est difficile d’en donner une appréciation objective. Mais je crois qu’il se passera quelque chose de nouveau avec cette loi contre les discriminations religieuses.
Le mot intelligentsia n’est pas en anglais. Il n’y a pas d’intelligentsia en Angleterre… Un des plus grands problèmes des communautés musulmanes en Angleterre, c’est la faiblesse du leadership religieux. 99% des imams proviennent toujours des villages d’origine. Ils ne sont presque pas éduqués. Des efforts ont été faits du côté communautaire pour former des imams britanniques mais les modèles sont des modèles indiens. Le modèle des écoles de formation des imams en Angleterre est celui de Deoband [1] et on enseigne le programme de Deoband presque sans adaptation. On demande que le niveau des jeunes gens issus de ces écoles soit reconnu par les universités mais les universités le refusent. Il y a des douzaines de jeunes gens qui trouvent des entrées dans l’université d’El Azhar. Après, les universités reconnaissant l’enseignement d’El Azhar et les acceptent. Le résultat est qu’ils ont une éducation duelle : islamiste et professionnelle. Ils ont maintenant une éducation universitaire juridique ou une autre éducation professionnelle car on ne peut pas vivre en tant qu’imam. Les leaders de la communauté musulmane en Angleterre sont toujours des professionnels, des commerçants sans formation. Mais je crois que c’est une question en développement. Qui est perceptible avec l’augmentation du nombre d’étudiants qui suivent une formation en arabe. Il y a une faiblesse de ces communautés en Angleterre – qui n’existe pas en France – c’est que les musulmans ne sont pas arabes et ne connaissent pas l’arabe. Le débat islamique mondial et surtout arabe est filtré par les traductions en anglais. En France, parce qu’on parle arabe on a un accès libre a tout le débat arabe.
Les médias. Après le 11 septembre, il y avait des journaux dont on attendait des opinions très anti-islamiques, comme The Sun qui a une tradition raciste, contre les minorités. Il a adopté une politique étrangère très agressive mais en disant que cela n’a pas de relation avec « nos musulmans ».
La contradiction apparente entre la politique intérieure et extérieure, l’Angleterre comme pays de refuge pour les activités politiques et son alignement sur les Etats-Unis contre le terrorisme. Je crois que la base de la politique britannique était un peu naïve mais a toujours reposé sur le fait que « l’on peut dire ce que l’on veut ». C’est toujours une décision difficile d’arrêter quelqu’un préventivement. Des organisations musulmanes, par exemple le Hizb al-Tahrir font énormément de bruit, ils ont de nombreux activistes et pas seulement eux. De jeunes anglais, membres du Hizb al-Tahrir ont été arrêtés en Egypte car ce parti y est interdit mais les pouvoirs consulaires défendent activement leurs droits car ils sont citoyens britanniques. Ce sont les actions qui sont interdites, et des mesures sont prises contre ces actions mais pas contre l’organisation. Il y a en Angleterre une tradition extrêmement libérale pour les organisations politiques. On a l’expérience de trente ou quarante ans de lutte de l’IRA républicaine irlandaise. On a interdit l’armée républicaine irlandaise à cause de ces actions mais pas le Sinn Fein, sa vitrine politique.

[1] L’une des principales tendances « réformistes » de l’Islam indien, après la prise de pouvoir britannique en 1858.

Aucun commentaire: