Aux Antilles nous devrons aussi traiter des problèmes d’immigration, nous devrons aussi traiter des problèmes sociaux et des problèmes de sécurité, et il me semble qu’il ne faut absolument pas envisager de les traiter comme les traite monsieur Sarkozy. Pour nous le problème n’était pas de répondre à monsieur Sarkozy ou de l’interpeller mais de profiter de l’électrochoc que sa venue allait provoquer pour poser des problèmes qui nous concernent directement.
Aimé Césaire a-t-il eu raison, selon vous, de refuser de rencontrer le ministre de l’Intérieur, et vous-même est ce que vous seriez prêt éventuellement à dialoguer avec lui ? Patrick CHAMOISEAU : Vous savez moi je suis un indépendantiste. Je ne m’intéresse pas trop à la politique intérieure française. En revanche je préfère regarder ce qui se passe dans cette société française et voir quelles réponses sont proposées aujourd’hui par les politiques contemporaines pour essayer de mieux réfléchir à celles que nous aurons à mettre en œuvre aux Antilles lorsque nous accéderons à des espaces de souveraineté. C’est ça la préoccupation que nous avons.
Parce que nous sommes encore assistés, nous sommes dépendants et collectivement irresponsables. Nous n’existons pas sur la chaîne du monde mais tôt au tard nous aurons à le faire. Tôt ou tard nous serons confrontés à des problèmes d’immigration, tôt ou tard nous serons confrontés à des problèmes sociaux, tôt ou tard nous serons confrontés à des présences multi-transculturelles et il faut tout de suite essayer de les penser.
Justement, quel regard portez-vous sur les émeutes qui ont enflammé les banlieues dans l’Hexagone ?
Patrick CHAMOISEAU : Comme tous les problèmes contemporains, ce sont des problèmes multidimensionnels. Bien sûr il y a une dimension économique et une dimension sociale, bien sûr il y a la création de zones qui sont presque des zones de non droit, mais ça ce sont les mauvaises réponses que l’on peut apporter. Je crois que l’une des pauvretés des politiques contemporaines c’est de toujours faire une réponse de type économique, ou alors une réponse de type purement social, ou alors une réponse sécuritaire par la police et la répression.
Je crois que ce sont des pauvretés parce qu’indépendamment de ces questions économiques, sociales et sécuritaires, il y a une question de fond. Dans ces endroits-là des mondes différents se frottent, des cultures différentes se sont emmêlées. Nous sommes dans des lieux de multi-transculturalité. Un petit jeune des banlieues c’est quelqu’un qui relève autant de l’Afrique que du Maghreb ou que de n’importe quel autre pays d’origine que la France. On ne peut pas dire que ce sont des étrangers. On ne peut pas dire que c’est un complot musulman, on ne peut pas dire que c’est un complot de Noirs ou un complot d’Arabes. C’est une nouvelle réalité de la citoyenneté française et de l’identité française qui relève de la multi-appartenance et qui est multi-transculturelle.
Quand on se trouve dans des situations de multi-transculturalité on a des difficultés énormes à donner un sens à son existence, à donner un sens à son identité et à donner un sens à sa participation à l’ensemble dans lequel on se trouve. Surtout si cet ensemble a encore des fonctionnements archaïques, basés sur je ne sais quelle pureté culturelle et identitaire, quel réflexe régressif qui viserait à préserver une essence qui aurait été ancestrale et qu’il faudrait absolument préserver de contamination. Quand ces deux logiques-là se rencontrent il y a un phénomène d’incompréhension majeur qui peut provoquer ce genre d’incendies.
Dans votre texte vous soulignez à la fois les échecs du modèle d’intégration à la française et ceux du modèle communautariste anglo-saxon. Quelles orientations pourriez-vous proposer ? Patrick CHAMOISEAU : Je crois que le problème n’est pas celui de l’intégration. Intégration renvoie à désintégration parce que lorsque je dis « je vais t’intégrer » cela veut dire que le modèle de référence, la matrice, c’est moi, et qu’à partir de là je vais te forcer à rentrer dans la matrice d’accueil. Je te désintègre et je te conforme à ce qui constitue ma propre logique. Mais les nouvelles immigrations ont envie de vivre leur opacité, leur différence et leur réalité. Nous ne sommes plus dans la perspective de dilution complète dans un pays d’accueil. Il faut donc que ces pays d’accueil comprennent que le problème n’est pas celui de l’intégration, mais celui de l’harmonisation des différences et des opacités dans les sociétés. C’est cette complexité que nous devons tenter d’élaborer.
L’autre élément c’est le communautarisme. Je dirais que lorsqu’on est en position d’exil, on a toujours cette espèce de condensation et de cristallisation autour des valeurs d’origine. C’est vrai qu’on a des tentatives communautaires. Mais le monde a explosé dans les communautés, le monde a explosé en chacun de nous. Chaque fois qu’il y a des tentatives communautaires, on a vu que les enfants ne suivent pas. A un moment donné ils sont des dizaines et des centaines qui échappent aux principes communautaires pour entrer dans le processus de multi-transculturalité. Donc nous n’avons absolument rien à craindre des réflexes communautaristes.
La seule manière de lutter contre les pulsions communautaristes qui sont liées au processus de l’immigration, c’est de comprendre que nous entrons, chaque fois qu’on a des cultures, des races, des religions et des visions du monde différentes, dans des processus de contaminations réciproques. Quand je dis que le monde a explosé en moi, ce n’est pas parce que j’ai la peau noire que le mot nègre ou que le mot africain suffira à me résumer. Mon imaginaire est habité par le monde amérindien, par la réalité des Amériques, par la présence de la solidarité que j’ai avec l’histoire de l’Afrique noire, par le monde indien qui me traverse, par le monde européen qui m’a dominé et qui continue de me dominer.
Toute cette complexité constitue la construction transculturelle de mon imaginaire. C’est comme ça qu’il faut aujourd’hui non seulement penser la société mais aussi les individus. C’est cela la grande difficulté, nous sommes des individus avec des imaginaires qui sont des imaginaires de diversité, qui sont multiples. Avec cette complexité-là, comment faire du lien, comment faire du social, comment vivre ensemble avec cette réalité qui ne correspond plus aux anciennes ? C’est cela la grande question contemporaine.
Ce que vous dites, c’est beau sur un plan théorique mais pour quelqu’un qui subit des discriminations en France, ça manque un peu de concret... Patrick CHAMOISEAU : Non, parce qu’il y a la question du sens qui est fondamental, quand quelqu’un vit des difficultés au quotidien dans une société comme la société française. Qu’est ce qui va se passer ? Il y a des réflexes régressifs, on va voir apparaître des fédérations, des associations noires ; on va se réfugier dans une origine, « nous sommes des Maghrébins ». On va se réfugier dans du négatif, « nous sommes des non Blancs », on va se rassembler. Ce sont peut être des choses qui sont nécessaires pour lutter au quotidien contre les discriminations mais ça ne va pas assez loin. Le seul moyen de lutter contre ces discriminations que nous vivons au quotidien c’est cet imaginaire de la diversité qui nous permettra de comprendre que désormais les sociétés sont multiculturelles et que les mémoires qui sont réactualisées dans un espace régional doivent tenir compte de toutes les mémoires, la mémoire du colonisateur comme celle du colonisé.
Si l’on essaye de construire une mémoire en dehors de cette mémoire-là, nous entrons dans des processus qui sont des processus d’affrontements, de ruptures et de brisures de liens. Alors, ça paraît très théorique mais c’est la question du sens fondamental qui est posée. Où nous vivons et sur quoi je base ma vision et mon appartenance à ce pays dans lequel je dois vivre ma différence.
Ce qu’on appelle communément les mesures de « discrimination positive » ou, comme on le dit plus exactement aux Etats-Unis, les mesures « d’action positive », ça n’a pas trop de sens finalement ? Patrick CHAMOISEAU : Non. Ce sont peut-être des processus qui peuvent permettre de régler les choses, mais si vous voyez les nominations... Je prends l’exemple de la télévision. Nous avons de plus en plus de personnes qui ont la peau noire ou qui ont un phénotype arabe ou autre. On a l’impression que ça suffit. D’abord, on s’aperçoit que ces personnes sont quasiment des standards médiatiques. On dirait presque des robots, qui se ressemblent tous, qui parlent de la même manière, qui répètent les mêmes choses et qui ont un imaginaire qui est le plus souvent parisien. On s’aperçoit que la diversité profonde, même la diversité intra-française, n’apparaît pas en terme de culture, en terme d’accent, en terme de positionnement et en terme de vision. On s’aperçoit que la vraie diversité n’est pas là. Pour ceux qui ont tendance à faire du cosmétique, l’apparence physique va suffire à exprimer la diversité. C’est peut-être bénéfique de voir quelqu’un qui a la même couleur de peau que soi, mais je crois qu’il faut aller plus loin.
La multiculturalité, c’est faire apparaître dans tous les lieux de l’expression artistique, tous les lieux de traitement de l’information, des points de vue différents, des nuances culturelles, des nuances identitaires, des positionnements et des expériences qui ne sont pas standard et qui ne sont pas uniformes. C’est à ce moment-là qu’on entre dans la vraie diversité. Il faut bien comprendre que les réalités des sociétés multi-transculturelles ont dépassé les anciens marqueurs identitaires. Vous pouvez avoir une personne qui a la peau noire mais qui a un imaginaire occidental. Regardez Condoleezza Rice ou Colin Powell, ce sont des yankees et le fait qu’ils soient noirs ne les empêche pas de massacrer les Palestiniens, de traiter l’Afrique n’importe comment et de ne pas se sentir tout à fait proche des autres Noirs qui sont en Louisiane ou ailleurs.
On s’aperçoit que la couleur de peau ou l’apparence physique ne suffit pas et que la vraie diversité, la vraie prise en compte de la complexité du monde, des différentes mémoires et des différentes présences qui sont maintenant forcées de vivre ensemble passent au-delà des marqueurs identitaires traditionnels. Ce n’est pas parce que j’écris en français que je fais de la littérature française. Ce n’est pas parce que j’ai la peau noire qu’on peut me mettre dans le même sac de tous ceux qui ont la peau noire dans le monde. Ce n’est pas parce que je suis antillais que mes frères en littérature seront antillais. Mes frères en littérature seront ceux qui ont la même vision du monde que moi, le même rapport à la diversité, le même rapport à cette complexité du monde.
La vraie diversité, les vraies discriminations positives doivent être des politiques qui veillent à ce qu’il n’y ait pas de zones sur lesquelles pèsent des fatalités économiques et des fatalités sociales, c’est essayer de débloquer les différents verrous qui existent dans les sociétés avec un imaginaire qui comprend que ces sociétés sont nécessairement multi-transculturelles. Ce sont des politiques globales et non pas des quotas de Noirs et d’Arabes dans tel ou tel coin. Cela c’est la mauvaise manière, ou, en tout cas, la manière la plus étroite de s’attaquer aux problèmes.
C’est cette diversité, cette complexité, qui définit ce que vous appelez la politique de la Relation ? Patrick CHAMOISEAU : Oui. Il faut comprendre que désormais le monde a explosé en nous. Le monde a explosé dans les sociétés, le monde est présent. La relation ça veut dire que désormais nous existons au monde. Le sens de ce que je suis, ma famille, mes appartenances, mes accointances ne sont pas déterminés par la langue que je parle, par la couleur de ma peau et par le Dieu que j’adore, mais sont déterminés par le rapport que nous entretenons avec la diversité du monde. Moi qui suis de peau noire, je n’ai absolument rien à voir avec Condoleezza Rice ou Colin Powell. Dans les anciens imaginaires identitaires, culturels, et dans l’ancien imaginaire des absolus cela pouvait marcher mais dans l’imaginaire de la relation, où nous sommes dans une fluidité totale, ça ne marche plus. Ce sont ces systèmes d’appartenance et ces systèmes de signifiance qu’il nous faut désormais essayer de mettre en place.
Dans votre tribune, vous parlez d’une « situation néocoloniale en Martinique ». Concrètement, par quelle voie sortir de cette situation ? Patrick CHAMOISEAU : Par un autre imaginaire. Le problème c’est que nous sommes encore dépendants, nous n’avons pas de responsabilités, nous ne décidons de rien concernant notre destin. Ce ne sont pas les petits phénomènes de décentralisation, des petits pouvoirs locaux qui vont changer quelque chose. Nous sommes globalement irresponsables. Sans compter tout le système de l’assistanat et de la dépendance qui ne génère que de l’assistanat et de la dépendance. Il n’y a aucune pensée, aucune volonté d’existence au monde. Nous sommes vraiment dans un syndrome qu’il faut briser. Le seul moyen de briser cela c’est par de la responsabilité.
Nous ne réclamons pas un statut d’indépendance pour un statut d’indépendance. Pour nous, il faut d’abord essayer de déterminer ce qu’est notre projet d’existence au monde. C’est le projet qui va déterminer le statut et ce n’est pas le statut qui va finalement remplacer le projet. C’est extrêmement difficile parce que le monde a changé et qu’il est entré dans un processus de multi-transculturalité phénoménal qui fait que les anciens systèmes d’appartenance, les anciennes définitions identitaires, les anciens rapports que nous pouvions avoir avec nous-mêmes et avec les autres sont complètement modifiés. Il nous faut avoir cette poétique-là. Cela paraît complètement théorique mais ça passe par là.
Nous ne pourrons définir un projet pour sortir de ces vieilles dominations qu’avec un autre imaginaire du monde. C’est pourquoi nous travaillons avec Edouard Glissant à modifier l’imaginaire commun pour faire en sorte de comprendre quel est le monde dans lequel nous vivrons, quel est le monde dans lequel nous devrons prendre des responsabilités. Quand je dis que le monde est multi-transculturel c’est qu’aucune société ne peut régler ses problèmes sans une présence du monde. Tous les problèmes sociaux, d’immigration, les problèmes culturels, les problèmes économiques se traitent à l’échelle du monde. Les problèmes écologiques ne peuvent se traiter qu’à cette échelle-là. C’est l’échelle du monde qui donne le champ de bataille.
C’est toute la différence que je fais entre le guerrier et le rebelle. Le rebelle reste dans les anciennes modalités du monde : nous sommes sous domination, nous devons entrer en rupture, hisser notre drapeau, pousser un hymne national et c’est bon. Alors que le guerrier va dire qu’aujourd’hui nous devons exister dans un monde interdépendant. Modifier l’imaginaire c’est vraiment le champ de bataille. C’est pourquoi je dis que je suis un guerrier de l’imaginaire parce que je sais que tant que nous n’aurons pas changé notre imaginaire, c’est-à-dire notre sens du bon, du juste, du vrai, du vouloir être et du vouloir faire, tant que nous n’aurons pas modifié fondamentalement cette façon de penser en fonction des réalités du monde, nous ne pourrons pas produire de projet libérateur.
L’éducation aussi construit l’imaginaire. Par rapport à cela, comment jugez-vous le refus du Parlement d’abroger l’article 4 de la Loi du 23 février 2005, qui souligne les aspects positifs de la colonisation et souhaite les mentionner dans les manuels scolaires et universitaires ? Patrick CHAMOISEAU : C’est lamentable, il n’y a que les régimes totalitaires qui ont essayé d’imposer la manière d’enseigner l’Histoire. La deuxième chose c’est qu’il n’y a absolument rien de positif dans la colonisation, même s’il y a des émergences collatérales sur lesquelles on peut discuter. C’est toute l’idée de la créolisation, où l’on s’aperçoit que du plus profond de la déshumanisation esclavagiste il s’est produit des émergences anthropologiques stupéfiantes qu’il nous faut essayer de comprendre.
Il n’y a pas de bienfaits dans la colonisation parce qu’il n’y a pas l’intention de bien faire au départ. Au départ on a l’intention de conquête, de domination et d’exploitation, même au prix d’une extermination. C’était ça le principe de la colonisation. Il n’y a pas de principe moral, pas de principe philosophique, il n’y a même pas de principe religieux. On ne s’est pas gêné d’exterminer quand les peuples ont refusé cette conquête. Tout ce qu’on a voulu faire c’est conquérir, exploiter, posséder, aller rendre le monde semblable à ce qu’on est. C’est tout ce qu’il y a dans la colonisation et c’est infiniment condamnable.
D'après le site RFO, interwiew le 9 décembre 2005.
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