mardi 9 décembre 2008

L'ascension, loin de la politique

Dans son bureau en open space (espace ouvert), au coeur d'une pépinière d'entreprises du 11e arrondissement à Paris, parmi une poignée de patrons trentenaires, style décontracté, ambiance écolo-libérale, Saïd Hammouche, 35 ans, porte costard-cravate sombre et sérieux. Le directeur général de Mozaïk RH, spécialiste du recrutement de diplômés "issus de la diversité", pur produit de la méritocratie scolaire de la Seine-Saint-Denis, parle avec les mots d'un chef d'entreprise pour évoquer la France et ses banlieues. Des "process" à élaborer pour améliorer l'insertion des jeunes des quartiers. Du "sourcing" nécessaire pour dénicher les talents du ghetto. Et de la nécessité de contourner le monde politique pour réussir à peser sur la société française. Loin, très loin, des partis traditionnels.


Pas de subvention quémandée à des élus locaux. Pas de local associatif obtenu après mille supplications. Pas de conseiller municipal qui supervise le conseil d'administration. "On ne se place plus en position de demandeurs, mais on veut être acteurs", explique le jeune patron, originaire de Bondy. Diplômé d'un master en conseil aux collectivités locales, il a ouvert son propre cabinet de recrutement avec l'idée d'agir avec les outils de l'entreprise. "La politique est fermée, dit-il. Les espaces qui restent sont les espaces professionnels. C'est là qu'on peut faire bouger la société."

Saïd Hammouche est à l'image des nouvelles élites issues des quartiers. Découragées par l'ostracisme des partis, elles ne font plus confiance à la politique. Fortement diplômées, elles privilégient la réussite professionnelle individuelle, le travail de réseau, pour faire carrière et se constituer une légitimité sociale incontestable. "On ne veut plus être dans l'assistanat, on ne veut plus du paternalisme, souligne El Yamine Soum, 29 ans, doctorant prometteur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Et comme on est nombreux à sortir de l'université avec des masters, ou plus, il y a de plus en plus de cadres, d'entrepreneurs, de chercheurs issus des quartiers." Ce que résume plus crûment un représentant de la nouvelle intelligentsia noire, trentenaire, surdiplômé et sans complexe - mais qui préfère rester anonyme : "Les jeunes issus des ZEP font de la finance pour rattraper en une génération le retard accumulé en dix générations. Et vous voulez leur parler des partis ? De figures comme Stéphane Pocrain (ex-porte-parole des Verts) ou Malek Boutih (ancien président de SOS-Racisme) ? On rigole."

Une élite qui a tiré profit de la "massification" de l'enseignement supérieur - même si l'absence de statistiques ethniques interdit d'avoir des données précises. Des juristes. Des ingénieurs. Des médecins. Des financiers. "Je suis bluffé par le nombre de bac + 4 ou de bac + 5 dans les quartiers", se réjouit Saïd Hammouche. Y compris, désormais, au sein des grandes écoles pionnières dans l'ouverture sociale. Comme Sciences Po, où les conventions ZEP mises en place en 2001 ont permis le recrutement de 477 élèves, dont 64 déjà diplômés ont commencé à peupler les étages de direction des cabinets d'audit, des sociétés de conseils et de la haute fonction publique. Un mouvement qui va encore s'amplifier : la promotion de 2001 ne comptait que 17 élèves issus des lycées de zone d'éducation prioritaire (ZEP), celle qui sortira en 2013 en compte 118. Ce n'est qu'un début, mais l'élite française commence à prendre des couleurs

Cette génération accumule les diplômes. Mais a aussi appris à se donner les mêmes armes relationnelles que le reste de l'élite. Zoubeir Ben Terdeyet, 30 ans, consultant en finance islamique, a découvert l'importance des réseaux à l'université, puis au moment d'entrer sur le marché du travail. "J'étais à Paris-X, à Nanterre. Les jeunes de banlieue allaient plutôt à l'UNEF pour militer sur le prix des tickets au restaurant universitaire. Ou pour faire une action sur le conflit palestinien. Les autres, ceux de Neuilly-sur-Seine, je les voyais aller à la Junior entreprise et réussir à se faire facturer des prestations par des entreprises." Lui obtient un master en finance. Brillant mais insuffisant. Faute de contacts dans le milieu de l'entreprise, il ne trouve pas d'emploi - comme cinq autres étudiants issus de banlieue.

Zoubeir Ben Terdeyet s'est donc lancé dans la construction d'un réseau pour les jeunes diplômés des quartiers. En 2004, il fonde avec quelques amis les Dérouilleurs - en référence au livre d'Azouz Begag sur les jeunes des quartiers qui réussissent à ne pas "rouiller" au pied des immeubles. La volonté de s'entraider. Le désir de faire "comme les autres", comme les anciens d'HEC, les anciens de Polytechnique, ceux d'Henri-IV, les Arméniens, les juifs, les Bretons... : partager les contacts et les relations. "Le marché parallèle de l'emploi est essentiel. Et l'information est ce qui vaut le plus cher", explique-t-il.

Informel, farouchement apolitique, le réseau a connu un développement exponentiel par le seul bouche-à-oreille. Grâce à une liste de diffusion créée sur Yahoo! et des soirées "networking", il compte aujourd'hui près de 4 000 membres, dont beaucoup de bac + 4 et bac + 5, avec des antennes à Strasbourg, Marseille, mais aussi à l'étranger. Les membres se signalent mutuellement les stages et les postes disponibles dans leur entreprise ou leur entourage. Ou font passer des CV de "frères" et de "soeurs" en recherche d'emploi. "On ne voulait pas de la génération de la marche des Beurs, complètement désillusionnée, raconte Zoubeir Ben Terdeyet, attablé devant son ordinateur portable, dans un bar branché du 9e arrondissement de Paris, où se retrouvent les Dérouilleurs. On voulait repartir sur des forces vives, motivées, avec un objectif de court terme - trouver des stages, des CDD, des CDI - et un objectif plus lointain - avoir un réseau pour nos enfants."

La politique n'est pas oubliée, mais ces nouvelles élites mettent en place une stratégie du détour. Gagner le respect professionnel. Conquérir sa légitimité pour ne pas se contenter des strapontins offerts par les politiciens. Et, plus que tout, ne jamais être dépendant d'un appareil. "On veut être libres et conserver notre liberté d'expression", explique Hamza Bouaziz, 30 ans, originaire de la cité Salvadore-Allende à Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), titulaire d'un master en finance et économiste dans une filiale de BNP Paribas. "Avant de faire de la politique, il faut être fort économiquement. Il faut pouvoir être indépendant. Sinon vous finissez comme les types qui ont commencé par être payés par SOS-Racisme, puis par le PS", dit Zoubeir Ben Terdeyet.

Les modèles de ces élites ne sont pas des hommes politiques - hormis l'étoile Barack Obama, bien sûr. La figure qui revient est celle de Mehdi Dazi, 42 ans, inconnu du grand public, diplômé de Sciences Po, passé par les Etats-Unis pour contourner le plafond de verre français, devenu directeur général d'un fonds d'investissement des Emirats arabes unis, aujourd'hui membre du conseil de surveillance de Vivendi grâce à son parcours international. Un itinéraire qui fait rêver les jeunes diplômés. Et qui valide, à leurs yeux, l'idée que la stratégie du détour peut être la bonne pour conquérir la France. Comme lui, un nombre important de diplômés ont choisi de s'exiler dans les pays du Golfe. Au point que les Dérouilleurs ont créé à Dubaï une antenne d'une cinquantaine de membres

Ces élites maghrébines et noires en sont persuadées : si un Obama français devait apparaître, il ne sortirait pas du ventre d'un appareil politique. Mais plutôt du secteur privé. "Les entreprises sont plus avancées sur la question de la diversité. Constituer des équipes de clones ne les intéresse plus", relève Salah Houyem, Dérouilleur de 35 ans, titulaire d'un MBA, aujourd'hui cadre dans les ressources humaines au sein d'Areva. "Les partis ? Tout le monde sait que ça ne se passe plus là. Ils sont hors contexte, hors société", note l'écrivain Karim Amellal. A 30 ans, ce maître de conférences n'est pas, précisément, sur un strapontin : il dirige le mastère "affaires publiques" de Sciences Po, le coeur du réacteur de la prestigieuse institution.

Originaire de la cité sensible de la Fauconnière, à Gonesse (Val-d'Oise), Karim Amellal est passé par l'Institut d'études politiques de Paris avant la mise en place des conventions ZEP. Avec le collectif Qui fait la France ?, qui réunit des écrivains comme Faïza Guène, Mohamed Rezane ou Dembo Goumane, il défend une autre façon de faire de la politique. Hors des appareils. Pour ne parler que du fond, que du contenu, pour gommer les questions de carrière trop présentes dans les écuries partisanes. "Nous, on écrit, on va dans les lycées, on fait des conférences, on anime des ateliers d'écriture. C'est beaucoup plus utile", affirme-t-il.

Une prudence, un éloignement du politique, qui témoignent, paradoxalement, d'une forme avancée d'intégration. Une forme de banalisation, au fond, des élites maghrébines et noires. C'est la thèse que défend Marwan Mohamed, 33 ans, un rescapé de l'échec scolaire, qui avait arrêté l'école au CAP, avant de reprendre ses études jusqu'au doctorat, aujourd'hui une des figures montantes de la sociologie française. "Cette mise à distance de la politique peut être comprise comme une forme de conformisme social, dit-il. Les élites des quartiers font comme le reste des classes moyennes et bourgeoises : elles se placent aussi dans une logique individualiste." La résilience sociale et la "notabilisation", piliers de la carrière des futurs Obama français ? Réponse d'ici à dix ou vingt ans...

D'après un article Le Monde

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